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- Oct 7, 2025
LE TROISIEME SOUFLE (essai)
- Phyl eyoka
- Spiritualité
(Chapitre 1 – Le garçon qui voyait trop)
Il disait souvent qu’il n’avait pas choisi de venir ici.
Pas ici la ville, ni la famille, ni l’époque. Ici, la matière.
Il se souvenait de la lumière avant la naissance, une clarté sans bord, puis le bruit sec d’un monde qui tombe sur lui.
Depuis, il observait tout avec un léger décalage, comme si sa conscience flottait à quelques centimètres au-dessus de sa peau.
Les autres appelaient ça “rêver”.
Lui savait que c’était juste survivre.
La maison sentait le gras froid et le reproche.
Les voix des parents montaient dans la cuisine, les insultes claquaient comme des portes.
Quand ça devenait trop fort, il disparaissait.
Personne ne savait où, et personne ne demandait vraiment.
Il descendait dans la cage d’escalier, ouvrait le volet du vide-ordures et se glissait à l’intérieur comme dans une trappe de sous-marin.
Là, il y avait l’odeur métallique des canalisations, le silence absolu entre deux bruits de tuyaux, et ce noir qui engloutissait tout.
C’était son premier refuge.
Il y avait caché un petit flacon d’éther, volé dans une armoire.
Il en respirait l’odeur âcre et, pendant quelques minutes, tout devenait cotonneux, irréel, comme un rêve où la douleur n’a plus de couleur.
Dans cet espace exigu, il avait l’impression de glisser hors du monde, de flotter dans une capsule.
Il imaginait qu’il était une graine dans la terre, une larve sous l’écorce, un oiseau dans un œuf.
Il se disait : “Peut-être qu’un jour je sortirai de là et quelqu’un me comprendra.”
Mais personne ne descendait jamais.
Il ressortait le soir, les yeux brillants, l’odeur d’éther sur les doigts, et personne ne remarquait rien.
Ce n’était pas seulement fuir : c’était déjà chercher un sens.
Sous l’éther et la poussière, il cherchait une autre dimension.
Quelque chose qui prouve qu’il n’était pas fou de ressentir tout ça, qu’il existait un endroit où l’on respire sans avoir peur.
Plus tard, il a pris la route.
Un sac, un carnet, deux câbles et un vieux walkman.
Il est parti rejoindre les gens “comme lui” : ceux qui dansent au lieu de parler.
Il les a trouvés dans un champ, un soir d’été, au pied d’une montagne.
La teuf battait son plein.
Les enceintes crachaient un kick sale et hypnotique, la lumière des strobes saccadait le monde en fragments.
Un DJ hurlait à un autre :
— Mets-moi pas ta putain de 909 maintenant, frère, j’vais tout péter !
— Ta gueule, t’es jamais dans le bon tempo de toute façon !
Un type passait entre eux, sacoche en bandoulière.
— Taz ? Keta ? L ?
Personne ne répondait, mais tout le monde savait qu’il finirait par vendre.
Lui a juste demandé :
— T’as des étoiles ?
— Ouais, pures. Une pour le courage ?
Il a souri :
— Une pour voir clair.
Une heure plus tard, le monde s’est ouvert.
La terre respirait sous ses mains, la montagne s’étirait comme une bête vivante.
Les LED clignotaient comme des neurones géants, et lui… lui, il était allongé sur le dos, en train de rire, persuadé d’être une plante carnivore cosmique qui essayait d’attraper des daims imaginaires.
Les gens autour rigolaient.
— Frère, t’es une plante ou t’es un dinosaure ?
— J’sais pas… un peu les deux. Mais j’ai faim de lumière.
Il riait, sincèrement, d’un rire d’enfant.
C’était la première fois qu’il se sentait vivant sans avoir peur.
Plus tard, il est monté jusqu’à la crête, là où la teuf ressemblait à une carte postale de l’autre monde.
Des tentes, des feux, des silhouettes phosphorescentes.
Il s’est assis sur un rocher, les yeux encore dilatés, et il a parlé aux pierres.
— Vous, au moins, vous bougez pas pour rien.
Il a ri de lui-même, mais il sentait que les pierres répondaient, dans leur langue lente.
Elles lui disaient : Regarde, tout est déjà là.
De là-haut, il voyait tout : les cercles de danse, les feux de camp, les câlins, les engueulades, les comètes de lasers dans la nuit.
Et puis son regard s’est arrêté sur un couple un peu à l’écart.
L’homme parlait fort, les mains autour d’une fille assise dans l’herbe.
De là où il était, il ne voyait pas les mots, mais il voyait les énergies :
l’aura de l’homme s’étendait, l’enveloppait, presque l’étouffait.
Celle de la fille se repliait, comme une flamme qui se protège du vent.
Il sentit son cœur se serrer.
Ce n’était pas une scène violente, juste banale — et pourtant il y lisait tout : la peur, la complaisance, la lassitude.
Il comprenait maintenant ce qu’il avait toujours ressenti sans pouvoir le nommer : l’amour pouvait être une invasion.
Il est resté longtemps à regarder la teuf d’en haut.
Les beats se mélangeaient aux cris d’oiseaux nocturnes, la lune découpait les silhouettes comme dans un vieux rêve tribal.
Il ne savait pas s’il était sobre ou encore perché, mais il savait qu’il touchait quelque chose de vrai : une forme de paix fragile.
Et c’est là, au moment où le ciel commençait à bleuir, qu’il l’a vue.
Elle marchait pieds nus dans la rosée, un sweat trop grand sur les épaules, les cheveux collés par la nuit.
Elle descendait vers la scène, lentement, sans peur, comme si le monde l’attendait.
Il a eu le réflexe de détourner le regard, puis il a souri sans savoir pourquoi.
Il ne savait pas encore que tout allait commencer ici — entre deux battements de kick, au milieu d’un champ, dans la lumière rose d’un matin neuf.
(Chapitre 2 – La fille aux éclats)
Elle n’avait rien prévu.
C’était un de ces soirs où elle aurait pu rester allongée dans son lit, le casque vissé sur les oreilles, à compter les fissures du plafond.
Mais il y avait ce message : « Viens, c’est la dernière avant l’automne. »
Alors elle avait mis son sweat, ses rangers, un jean sale, et elle avait pris la route.
Dans la voiture, la techno vibrait déjà.
Elle roulait fenêtre ouverte, la nuit entrait à pleins poumons.
Un type inconnu lui passait un joint, un autre riait fort en racontant comment il avait “survécu à la dernière montée”.
Elle souriait poliment, mais son corps restait tendu, toujours prêt à fuir.
Depuis longtemps, elle ne croyait plus à la douceur.
Trop de visages qui avaient promis l’amour avant de frapper, trop de mains censées la protéger qui avaient franchi les lignes.
Elle s’était juré de ne plus dépendre de personne, de ne plus donner la clé de ses nuits à qui que ce soit.
Quand ils sont arrivés au spot, elle a d’abord écouté le silence.
Cette seconde suspendue avant que le son ne commence.
Puis le kick a jailli, lourd, animal, et son cœur a suivi.
Elle a marché entre les gens, le sol déjà vibrant sous ses semelles.
Autour d’elle, les corps brillaient, les yeux luisaient comme des braises sous la lune.
Un dealer lui a tendu une gélule :
— Pure, maison.
Elle a hésité, puis l’a avalée. Pas pour planer.
Pour se souvenir, peut-être, de ce que ça faisait de ne pas se protéger.
Les LED se sont allumées d’un coup.
Une tempête de lumière.
Elle a levé les bras et, pendant une minute, elle a cru disparaître.
Plus de passé, plus de nom.
Juste le son et les battements.
Elle dansait comme si chaque mouvement pouvait effacer une cicatrice.
Plus tard, elle s’est éloignée du sound system.
Elle cherchait de l’air.
Sur le chemin, un couple se disputait, un mec essayait de séduire une fille qui reculait.
Elle a détourné les yeux ; la scène lui serrait la gorge.
Trop de souvenirs.
Elle a continué à marcher jusqu’à la rivière.
Elle s’est accroupie, a plongé les mains dans l’eau glacée.
Les reflets des strobes dansaient sur la surface, comme si la nuit elle-même respirait.
Elle a fermé les yeux, et le souvenir est revenu : la première fois qu’elle avait pris une claque, la première fois qu’elle s’était dit plus jamais ça.
Elle a respiré fort.
Ce soir-là, elle voulait juste exister sans douleur.
Quand elle a rouvert les yeux, elle a vu un garçon plus haut sur la montagne.
Il était assis, immobile, les mains posées sur les pierres, comme s’il écoutait la terre.
Ses cheveux bougeaient à peine dans le vent, et même de loin, il dégageait quelque chose de calme, de vrai.
Elle ne savait pas pourquoi, mais sa présence l’a apaisée.
Elle est restée là, longtemps, à le regarder.
Le son montait en nappes lentes, la nuit s’épaississait.
Puis elle a senti un appel — pas une voix, juste un mouvement intérieur.
Elle s’est levée, a marché pieds nus dans la rosée, sans réfléchir.
En bas, le monde continuait de danser.
Lui, là-haut, l’avait vue.
Et dans l’air, quelque chose venait de basculer :
un fil invisible venait d’être tendu entre eux,
comme si deux éclats de verre séparés depuis toujours venaient, enfin, de se reconnaître.
(Chapitre 3 — Le matin qui tient sa langue)
Le jour avait pris sa respiration.
Une vapeur rose sur l’herbe, des gobelets écrasés, des silhouettes qui marchaient au ralenti comme des survivants de rêve.
Le sound system chuchotait encore un beat maigre, comme un cœur qui refuse d’admettre que la nuit est finie.
Il descendait de la crête, les semelles lourdes de rosée, le visage lavé de fatigue douce.
Plus bas, elle avançait pieds nus, un sweat trop grand qui lui mangeait les mains.
Ils se sont arrêtés à deux mètres l’un de l’autre, sans raison apparente.
Ils n’avaient rien à se dire, et c’était déjà beaucoup.
— Salut, a-t-il murmuré.
— Salut, a-t-elle répondu.
Le silence s’est glissé entre eux, un silence propre, sans embarras.
Il a cherché une phrase utile. Il n’en a pas trouvé.
Alors il a pointé du menton la montagne, la scène, la rivière, comme pour dire : voilà où on est ; c’est suffisant.
— T’étais là-haut, non ? a-t-elle demandé.
— Oui. Je regardais les…
Il a hésité, puis a laissé tomber la vérité :
— …les énergies.
Elle a souri, un peu surprise, pas moqueuse.
— Moi aussi, parfois. Je regarde comment les gens se prennent, se lâchent, se nouent.
— Et tu fais quoi quand c’est moche ?
— J’apprends à respirer avant de juger.
Ils ont marché vers le côté du champ où l’herbe n’avait pas été piétinée.
Au sol, un tapis de paquerettes s’ouvrait comme une constellation de secours.
Il a proposé un thé. Elle a dit oui.
Un réchaud cabossé, de l’eau claire, une odeur de menthe sauvage.
Ils se sont assis face à face, un gobelet brûlant entre les doigts.
— Cette nuit, j’ai cru que j’étais une plante carnivore, a-t-il avoué.
— La classe, a-t-elle dit. T’as mangé quoi ?
— Des daims imaginaires.
Elle a ri, un rire court qui sonnait vrai.
— Moi, j’ai parlé un peu à l’eau. Elle était cash.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— “Arrête de lutter contre le courant, nage mieux.”
Le thé a fait son chemin.
Le soleil montait, les premiers oiseaux prenaient l’aigu.
Autour d’eux, les bénévoles ramassaient des sacs, un DJ pliait ses vinyles comme on soigne un animal.
Un type au sac banane est passé, paupières lourdes.
— R’ste un peu d’L, les amours ?
— Non merci, a-t-elle répondu, sans agressivité.
— Bonne descente, a-t-il dit en s’éloignant.
— Tu le connais ? a-t-il demandé.
— Personne ne connaît personne la nuit. On se croise, c’est tout.
Elle a marqué une pause.
— Mais toi, je t’ai bien vu hier. Là-haut. Calme au milieu du bordel. C’est rare.
Il n’a pas su quoi dire, alors il a sorti son walkman rafistolé.
— Tu veux écouter un truc ? C’est rien, juste des voix, de la montagne, des bouts de son.
— Oui.
Elle a mis le casque.
Une minute, deux, cinq.
Quand elle l’a enlevé, ses yeux brillaient comme après une pluie.
— Ça fait du bien, a-t-elle soufflé. On entend le monde sans qu’il te hurle dessus.
— C’est le but.
— Tu fais ça souvent ?
— Je capte, je trie, je nettoie. J’essaie de rendre à la réalité une façon de respirer.
— Ça te ressemble.
Un groupe discutait près de la scène.
— J’te dis que t’as rushé la 909 ! — Mais non, c’est toi qui t’étales !
Ils se sont regardés, complices, comme s’ils partageaient le même sous-titre de la scène : l’orgueil des amoureux du son, ce petit théâtre qu’on adore quand même.
— T’habites où ? a-t-elle demandé.
— Dans un endroit qui n’existe pas tout à fait. Un garage transformé en studio. On appelle ça l’Entre-Deux.
— Entre quoi et quoi ?
— Entre la ruine et la renaissance.
— Ça me parle.
Ils ont bu le dernier fond de thé.
Le soleil chauffait les épaules, l’air sentait la terre mouillée et la fin des mensonges.
Elle roulait une cigarette avec des gestes précis, comme on plie une lettre qu’on n’enverra pas.
Il a hésité à lui demander son numéro, son nom, quelque chose d’officiel à garder.
Une prudence, venue d’on ne sait où, l’a retenu.
— Cette nuit, là-bas, près du feu, j’ai vu un type… commença-t-il.
— Celui qui parlait trop près d’une fille ?
— Oui.
— Je l’ai vu aussi.
— Tu as senti… ?
— Qu’il prenait plus de place que ce qu’on lui donnait. Oui.
Elle a écrasé sa cigarette dans la rosée.
— J’aime pas quand les gens envahissent.
— Moi non plus.
— Alors on va faire simple, dit-elle. On n’envahit pas, on se laisse l’espace. Si on doit se revoir, ça se fera.
Il a hoché la tête.
— Ça me va.
Ils se sont levés.
Il a rangé son réchaud, son thé, son walkman.
Elle a remis ses rangers, lentement, comme si chaque lacet attachait aussi une décision.
— Tu vas où, maintenant ? demanda-t-il.
— Prendre une douche quelque part. Ou dormir dans une voiture. Ou marcher jusqu’à ce que ça revienne.
— Ça ?
— La sensation d’être un corps qui m’appartient.
Le silence a tenu bon, sans fuir.
Il a senti l’envie de la prendre dans ses bras et l’habitude de ne pas brusquer.
Alors il a juste tendu la main.
Elle l’a prise.
Ce n’était pas une poignée de main, pas tout à fait une caresse : un accord.
Leurs paumes se sont trouvées, ni serrées ni molles, et il a senti quelque chose circuler — un courant propre, pas l’électricité de la nuit, autre chose.
Une promesse de ne rien promettre.
— Si tu veux, dit-il, y a de la place à l’Entre-Deux. Pour dormir, pour faire du son, pour se taire.
— Je verrai, répondit-elle.
— Fais comme tu sens.
Ils se sont lâchés.
Elle a reculé d’un pas, puis deux, a souri du bout des lèvres.
— Merci pour le thé.
— Merci pour l’eau.
Elle est partie vers la rivière, le sweat gonflé de vent, les cheveux déjà secs.
Il l’a regardée s’éloigner sans essayer de retenir le moment, comme on laisse un morceau finir sans relancer la boucle.
Quand elle a disparu derrière les saules, il a poussé un long soupir.
Il n’était pas euphorique. Pas triste.
Il avait la sensation, rare et neuve, d’avoir rencontré quelqu’un sans se perdre ni se prouver.
Au loin, les DJ avaient cessé de se plaindre.
Un dernier track a glissé sur la prairie, une nappe lente qui ressemblait à un au revoir poli.
Il a remonté la crête.
Avant de partir, il a posé la main sur la même pierre que la veille.
— Merci, a-t-il dit.
La pierre n’a pas répondu.
Elle n’avait pas besoin : le matin l’avait déjà fait.
En redescendant vers sa voiture, il a croisé le dealer au sac banane, les yeux encore plus rouges.
— Alors, la plante carnivore ? T’as fini ton festin ?
— J’ai changé de régime, a-t-il souri.
— Tu prends quoi, maintenant ?
— De l’air.
Le type a ri, a levé le pouce, s’est éloigné.
Il a démarré.
La route serpentait entre les pins, belle et simple.
Au premier virage, il a eu une pensée claire, qui ne criait pas : Si ça doit revenir, ça reviendra.
Il n’a pas essayé de la retenir non plus.
Devant lui, le jour ouvrait la route comme un rideau.
Derrière, la nuit pliait ses tréteaux.
Entre les deux, il se sentait exactement à sa place : vivant, et calme.
(Chapitre 4 — L’Entre-Deux)
Le lieu n’avait pas vraiment de nom au départ.
Une vieille enseigne de garage rouillée, quelques tags effacés, des fenêtres en verre armé.
Puis quelqu’un avait écrit sur le mur Entr2, en lettres penchées.
C’était resté.
À l’intérieur, l’air sentait la poussière, le café et le fer chaud des machines.
Un vieux poêle ronflait dans un coin, les câbles de son traînaient comme des lianes.
Au plafond, des néons tremblotants faisaient des halos d’eau.
Le jour passait par les vitres cassées ; la lumière s’y fendait en prismes, comme si le soleil voulait jouer lui aussi.
Il avait bricolé là un petit studio :
une table, trois synthés, un sampler cabossé, un ordi dont la moitié des touches ne fonctionnaient plus.
Sur les murs, des restes de mousse acoustique et des photos d’anciennes teufs imprimées sur papier A4.
Un foutoir précis.
Le soir où elle est venue, il pliait des câbles.
Un coup à la porte.
Pas fort. Trois petits coups réguliers.
— C’est ouvert !
Elle est entrée, les yeux cernés mais le pas décidé.
Un sac à dos, une bouteille d’eau, un carnet.
— J’pouvais pas dormir, a-t-elle dit.
Il a juste hoché la tête.
— Bienvenue.
Elle a regardé autour d’elle, a souri.
— C’est pas un studio, c’est un vaisseau.
— Ça dépend des jours, a-t-il répondu.
Elle s’est assise par terre, dos au mur.
Il a remis le courant.
Les machines ont clignoté, lentement, comme si elles se réveillaient d’un long rêve.
— T’as un son pour ce matin ?
— Rien de prêt. Mais on peut improviser.
Il a lancé une nappe grave, lente, un souffle de basse qui vibrait dans le ventre.
Elle a fermé les yeux.
Ses doigts tapaient sur le sol au rythme du kick.
Peu à peu, elle s’est mise à murmurer : pas des mots, juste des sons.
Sa voix s’enroulait autour du beat, un chant presque animal, pur et fragile.
Il a ajouté une ligne d’acid, légère, comme un fil de lumière dans la brume.
Le son a rempli la pièce.
Il n’y avait plus eux, plus le béton, plus rien à prouver.
Juste deux souffles qui se répondaient.
Quand tout s’est arrêté, il restait dans l’air un silence chaud.
Ils n’ont pas parlé.
Elle a simplement ouvert les yeux, lentement.
— Je crois que je viens de respirer pour de vrai, a-t-elle dit.
— Ouais, moi aussi.
Ils ont pris un café.
Elle dessinait sur son carnet des formes étranges, mi-symboles, mi-plans de circuits.
— C’est quoi ?
— Des cartes de mouvement. J’essaie de comprendre comment l’énergie circule entre les gens.
— Et, ça dit quoi, pour toi et moi ?
— Toi, t’as une flamme au centre. Pas stable, mais vivante. Moi j’suis plutôt un réseau autour. Si je m’approche trop, je grille. Si je reste trop loin, je fane.
— Alors faut trouver la bonne distance.
— Ouais, le bon voltage.
Ils ont ri doucement.
Un rire simple, sans masque.
L’après-midi, des potes sont passés : un percussionniste, une fille avec un vieux synthé Yamaha, un type qui réparait les câbles.
Ils ont monté un jam.
L’Entre-Deux vibrait de tous côtés ; les murs semblaient respirer.
Elle bougeait lentement, concentrée, le visage traversé par des éclats de lumière.
Lui faisait tourner les loops, ajustait les volumes, regardait les gens, heureux.
Entre deux tracks, quelqu’un a lancé :
— C’est pas un garage, ici, c’est un cœur.
Un autre a ajouté :
— Ouais, un cœur qui bat sur secteur.
Ils ont ri, puis rejoué.
À la fin, tout le monde est sorti fumer devant.
La nuit retombait, douce.
Elle s’est approchée de lui.
— Merci pour l’abri.
— C’est toi qui l’as rempli.
Un silence tranquille.
Ils regardaient les lampadaires s’allumer, les insectes tourner autour.
Rien à dire, rien à promettre.
Le monde, pour une fois, ne demandait rien.
(Chapitre 5 — Les jours sans nom)
Pendant quelques semaines, le temps s’est mis à couler sans fracas.
Elle venait souvent, parfois pour une heure, parfois pour deux jours.
Personne ne posait de questions ; l’Entre-Deux n’avait pas besoin d’agenda.
Le matin, ils faisaient du café en silence.
Le sucre se collait sur les doigts, le poêle craquait, un synthé vibrait tout seul au fond de la pièce.
Ils ne cherchaient pas à nommer ce qu’ils étaient.
C’était mieux ainsi : deux êtres posés l’un près de l’autre, à bonne distance du monde.
Un après-midi, ils ont bricolé un live.
Elle gérait la voix, lui le son.
Dans la lumière jaune du néon, leurs ombres dansaient sur les murs.
Leur musique ressemblait à une conversation lente :
lui lançait une onde, elle répondait par un souffle,
puis les deux se mêlaient jusqu’à devenir indiscernables.
Quand la dernière note a fondu, elle a dit :
— On dirait qu’on parle une langue qui n’existe pas encore.
— Alors on va la créer.
Mais les langues nouvelles demandent de l’air pour respirer.
Et déjà, par moments, il sentait que l’air manquait.
Pas entre eux, non.
Autour.
Comme si le monde n’osait pas encore leur faire de place.
Certains soirs, elle disparaissait sans prévenir.
Un message court : besoin d’espace.
Il rangeait les câbles, faisait du thé, montait un loop tout seul.
L’écho de sa voix restait dans la pièce, léger, comme une empreinte.
Il ne la rappelait pas.
Il savait que la retenir serait la perdre.
Quand elle revenait, tout reprenait naturellement, comme si rien ne s’était passé.
Mais dans son regard, il voyait cette lueur furtive : la peur de se laisser prendre, la peur de faire mal en aimant trop fort.
Il n’essayait pas d’en parler.
Il préférait allumer les machines.
Un matin, il l’a trouvée sur le toit du garage, assise au bord, les genoux ramenés contre elle.
Le ciel était gris, la ville encore endormie.
Il s’est approché doucement.
— T’as pas froid ?
— Un peu. Mais j’aime bien ce moment. On dirait que le monde retient son souffle.
— Tu penses à quoi ?
— À tout ce que j’ai pas su dire, avant. Et à tout ce que je voudrais dire maintenant, mais sans blesser personne.
— Tu crois qu’on peut aimer sans blesser ?
Elle a haussé les épaules.
— Je crois qu’on peut aimer en guérissant. C’est déjà pas mal.
Il s’est assis à côté d’elle.
Ils ont regardé la ville sans parler.
En bas, un bus a toussé dans la brume.
Elle a posé sa tête sur son épaule.
Rien de plus.
Juste cette pression douce, un geste de confiance éphémère.
Les jours suivants ont filé comme ça, entre musique, silences et petites absences.
Il apprenait à ne plus chercher à comprendre.
Elle apprenait à rester un peu plus longtemps avant de partir.
Parfois, elle rangeait le studio pendant qu’il dormait, laissait un dessin sur la table, une phrase griffonnée :
On ne se sauve pas l’un l’autre, on se rappelle juste qu’on peut flotter.
La phrase l’avait touché plus qu’il ne voulait l’admettre.
Il l’avait glissée dans la pochette de son carnet, sans la relire.
Une nuit, il a rêvé qu’ils jouaient sur une grande scène, dans une clairière.
Les gens dansaient pieds nus, la lune s’était posée sur la console.
Elle chantait, et sa voix ressemblait à de l’eau.
Au matin, il s’est réveillé seul.
Sur la table, un mot : Besoin de silence. Je reviens quand j’aurai retrouvé le souffle.
Il n’a rien répondu.
Il a ouvert les fenêtres, laissé entrer le vent.
Puis il a allumé le poêle, les machines, et il a commencé à enregistrer un morceau.
Un son doux, circulaire, sans fin.
Il l’a appelé Respiration.
(Chapitre 6 — Les fissures)
Les saisons avaient glissé sans qu’ils s’en aperçoivent.
À l’Entre-Deux, le froid entrait par les vitres fendues et les cafés devenaient plus serrés.
Ils vivaient côte à côte, pas vraiment ensemble, pas séparés non plus : deux battements qui essayent de tenir le même rythme.
Parfois, au milieu d’un morceau, quelque chose se coinçait.
Une fausse note, un souffle trop fort, une ombre dans les yeux.
Alors le son se cassait net et le silence tombait d’un coup.
Il disait :
— C’est rien, j’vais relancer la piste.
Mais elle voyait ses mains trembler.
Elle savait que ce n’était pas la musique qui s’était brisée.
Les nuits devenaient longues.
Il rêvait souvent d’escaliers qui descendent sans fin, de portes qu’on ne peut pas ouvrir.
Au réveil, il restait immobile, le souffle court.
Elle faisait semblant de dormir.
Elle reconnaissait cette façon de se figer : la mémoire qui revient sans prévenir.
Chacun portait sa propre guerre, invisible, et parfois leurs silences se cognaient.
Un soir, autour du poêle, ils parlaient de rien : des potes, du matos, de la prochaine teuf.
Soudain, elle a dit :
— Tu crois qu’on guérit vraiment ?
Il a haussé les épaules.
— Je sais pas. Peut-être qu’on apprend juste à danser avec les cicatrices.
Elle a souri, un sourire qui tremblait un peu.
— Alors faut que je réapprenne à danser.
Plus tard, la tension s’est invitée sans frapper.
Une soirée trop pleine, trop de monde, trop de sons.
Il s’était senti envahi, comme si l’air se refermait.
Elle, au contraire, s’était éteinte d’un coup, regard vide, voix blanche.
Ils s’étaient retrouvés dehors, à fumer en silence, la ville collée au ciel.
— T’as disparu, a-t-il dit.
— Toi aussi, t’étais ailleurs.
— Ouais…
Ils n’ont pas cherché à comprendre.
Lui fixait la fumée, elle les pavés.
Deux enfants perdus dans des corps d’adultes, essayant de ne pas refaire le passé.
Les jours suivants, elle est restée à distance.
Messages courts, réponses tardives.
Il respectait.
Mais la pièce sonnait creux sans elle.
Il enregistrait seul, accumulait les boucles comme on aligne des bouteilles vides.
Puis un matin, elle est revenue.
Pas d’excuse.
Elle a juste posé une main sur son épaule.
Il a fermé les yeux.
Tout le vacarme intérieur s’est calmé d’un coup.
Elle a dit :
— Je voudrais qu’on garde la paix, même quand on n’est pas là.
Il a hoché la tête.
— Alors on va apprendre.
Les semaines ont passé.
Ils parlaient peu de leurs passés, mais parfois un mot échappait, un reflet, un geste.
Elle, quand quelqu’un criait trop fort, son regard se perdait au loin.
Lui, quand il voyait une porte claquée, il sursautait comme si le monde tombait.
Aucune explication, juste des respirations plus lentes.
L’amour, dans ces moments-là, ressemblait à une réparation discrète :
refaire confiance au bruit du vent, au contact d’une main, à la possibilité d’une autre nuit sans cauchemar.
Un soir, il lui a fait écouter un nouveau morceau.
Des nappes longues, une pulsation douce.
Elle a fermé les yeux.
— On dirait une aurore.
— C’est ça que je veux. Qu’on entende que la nuit n’a pas gagné.
Elle s’est approchée, a posé son front contre le sien.
Le silence a tenu longtemps.
Puis elle a murmuré :
— On finira peut-être par guérir pour de vrai.
— Ou au moins par s’aimer sans se blesser.
Dehors, la pluie commençait à tomber.
L’Entre-Deux vibrait d’un bruit régulier, comme un cœur qui s’entraîne à battre.
(Chapitre 7 — La crue)
Le printemps s’était installé sans prévenir.
Les bourgeons, les pluies tièdes, les vélos qui réapparaissent.
À l’Entre-Deux, les fenêtres restaient ouvertes ; l’air entrait, chargé d’odeurs de métal et de terre humide.
Ils travaillaient encore ensemble, mais quelque chose avait changé : les silences prenaient plus de place que la musique.
Elle arrivait sans prévenir, branchait son micro, testait la voix, repartait avant la nuit.
Il ne disait rien ; il sentait que s’il tirait sur un fil trop tôt, le tissu se déchirerait.
Et pourtant, le fil craquait déjà.
Un soir, ils bossaient sur un live.
Lui, concentré sur la rythmique ; elle, sur la voix.
Un souffle trop fort dans le micro, un mot coupé.
— Tu peux refaire la prise ?
— Encore ? Ça fait une heure qu’on tourne en rond.
— C’est pas rond, justement.
— C’est vivant.
Il a soupiré.
— Ouais, vivant… mais bancal.
Elle a arraché son casque, l’a posé un peu trop violemment.
— Tout est bancal, ici. C’est pour ça que je viens.
Un silence lourd.
La pluie cognait sur le toit.
Il a voulu répondre, mais la lumière a sauté, d’un coup.
Une coupure nette, comme un rideau qu’on arrache.
Le noir.
Juste la pluie.
Elle a dit :
— On fait tout pour que ça tienne, mais c’est comme l’eau. Ça passe entre les doigts.
— On peut toujours écoper.
— Pas éternellement.
Le ton n’était pas dur, juste fatigué.
Il a voulu parler, dire qu’il l’aimait, qu’il tiendrait bon.
Mais la lampe de secours s’est rallumée, et la phrase s’est perdue dans la lumière.
Les jours suivants, elle s’est tue.
Il a compris avant même de lire le message.
Besoin d’air. Besoin de silence.
Il a éteint les machines, fermé la porte, marché longtemps.
La ville était trop nette.
Chaque son faisait mal : un chien, un moteur, une porte qui claque.
Sous un pont, il a ouvert son carnet.
Les mots ne venaient pas.
Alors il a noté des sons : goutte, vent, pas, rien.
Il a fini par pleurer sans s’en rendre compte.
À l’Entre-Deux, tout semblait plus petit sans elle.
Il a rangé les câbles, recouvert les machines d’un drap.
Chaque objet gardait sa trace : la tasse, un cheveu sur l’oreiller, l’odeur du savon.
Le soir, des potes passaient.
— Elle revient, t’inquiète.
— Ouais.
Il répondait sans y croire.
Un autre ajoutait :
— C’est juste une pause. Les filles comme ça, faut les laisser respirer.
Il hochait la tête, buvait une gorgée de bière, regardait la porte.
Les nuits se sont allongées.
Il rêvait d’eau qui monte, de murs qui s’effritent, de mains qui lâchent.
Dans ses rêves, elle ne partait pas : elle devenait lumière.
Peu à peu, il a cessé d’attendre.
Il a recommencé à jouer, seul.
Des morceaux courts, presque silencieux.
Des musiques pour tenir debout.
Une nuit, un gamin du quartier est passé, trempé par la pluie.
— C’est vrai que t’fais du son ici ?
— Ouais, entre deux miracles.
— J’peux écouter ?
— Vas-y.
Le môme s’est assis, fasciné.
— C’est triste mais joli.
Il a souri.
— C’est la vie, ça : triste mais joli.
De son côté, elle marchait.
Des kilomètres, des gares, des couchers de soleil qu’elle ne regardait pas vraiment.
Elle dormait dans des chambres d’amis, dans des trains, sur des canapés.
Elle apprenait à ne plus fuir chaque fois qu’une émotion s’approchait.
Un jour, dans un bus vide, elle a entendu à la radio un morceau étrange : une basse douce, une nappe de pluie.
Elle a souri.
Elle savait d’où venait ce son.
Elle a murmuré :
— T’es encore là.
Les mois ont passé.
Lui a rouvert l’Entre-Deux au public.
Des jeunes venaient jouer, dormir, réparer des vélos.
Le lieu revivait.
Les rires remplissaient à nouveau la cour, les guitares se mélangeaient au bruit des marteaux.
Il s’était remis à rire, parfois.
— T’as vu, chef, ton studio c’est devenu une auberge !
— Ouais, une auberge de fous.
Mais certains soirs, quand le brouhaha retombait, il écoutait le vent sous la porte et se disait : elle entend ça, quelque part.
Un soir d’automne, la porte a cogné.
Pas fort.
Trois petits coups réguliers.
Il a reconnu la cadence avant même de se lever.
Elle était là, dans l’encadrement, les yeux calmes.
Le même sweat, un peu plus usé.
— Salut.
— Salut.
— T’as de la place ?
— Toujours.
Elle est entrée.
Le studio sentait le bois chaud et le café.
Il a relancé la lumière, doucement.
Les gamins ont levé la tête, surpris.
— C’est qui ?
— Une vieille amie.
Elle a ri.
— Vieille, vraiment ?
— Enfin… une amie, quoi.
Ils se sont assis, face à face.
Le brouhaha autour d’eux s’est estompé comme un fondu sonore.
— T’as continué à jouer ?
— Oui. Et toi ?
— J’ai appris à me taire sans disparaître.
— C’est déjà beaucoup.
Elle a regardé les murs, les câbles, les visages nouveaux.
— T’as changé.
— Toi aussi.
Ils ont souri.
Le silence qui s’est posé n’était plus une fuite.
C’était une respiration partagée.
Dehors, la pluie reprenait.
À l’intérieur, la même lampe vacillante, la même chaleur.
Leurs regards se sont croisés, et tout le reste s’est effacé : la peur, la colère, les longs mois d’absence.
Elle a tendu la main.
Il l’a prise.
Pas pour se retenir.
Pour se reconnaître.
Et là, entre deux battements de lumière, le monde s’est arrêté de trembler.
Il n’y avait ni fin, ni promesse.
Juste une présence.
Et c’était suffisant.
(Épilogue — Le Troisième Souffle)
Les saisons n’avaient plus de contours.
Parfois la neige tombait sur la terrasse en plein août, parfois le soleil s’invitait entre les vitres en décembre.
À l’Entre-Deux, personne ne s’en étonnait.
Le temps avait appris à respirer avec eux, à s’étirer, à se replier, comme une peau souple autour d’un cœur en expansion.
Le lieu vibrait encore, mais autrement.
Les jeunes avaient pris le relais, on venait de loin pour jouer, réparer, dormir, parler.
Il y avait de la vie partout : des plantes qui repoussaient seules dans des seaux de métal, des lampes bricolées, des enfants de passage qui dessinaient des spirales sur les murs.
L’Entre-Deux n’avait plus besoin de lui pour exister.
Il s’était mis à pousser tout seul, comme une graine devenue arbre.
Un soir, alors que la dernière note d’un live s’éteignait, il a compris.
Ce qu’il avait planté ici ne lui appartenait plus.
C’était ça, la vraie réussite : que la création tienne debout sans son créateur.
Elle est revenue tard, le visage rougi par le vent.
— Je t’ai cherché là-haut, dit-elle, mais t’étais pas sur le toit.
— J’y suis plus depuis longtemps. C’est le toit qui est en moi, maintenant.
Elle a ri, doucement.
— Alors t’es prêt.
— À quoi ?
— À laisser la maison continuer sa vie.
Ils ont traversé la salle.
Les lampes vibraient, la fumée du poêle formait des courbes paresseuses.
Elle a passé la main sur le mur.
— Il respire.
— Oui. Il n’a plus besoin de nous.
Un gamin les a interrompus, plein d’enthousiasme.
— Hé, on a monté un collectif ! On veut faire une résidence ici cet été !
— Parfait, a-t-il répondu. Ce lieu est à vous maintenant.
— Sérieux ?
— Sérieux. Prenez-en soin.
La joie du gamin a illuminé la pièce.
Ils se sont regardés.
Pas de tristesse. Juste la paix d’un cycle accompli.
Plus tard, dans le studio presque vide, elle a posé son carnet sur la console.
— Regarde, a-t-elle murmuré.
Des croquis, des mots, des routes.
— C’est quoi, tout ça ?
— Je sais pas encore. Peut-être la suite.
— La suite de quoi ?
— De nous. Pas toi et moi… nous.
Il a fermé le carnet, l’a gardé dans ses mains un instant.
— C’est drôle.
— Quoi ?
— J’ai passé des années à construire un lieu pour guérir. Et toi, t’arrives, tu ouvres une brèche, et maintenant…
— Maintenant, le lieu guérit sans toi.
— Et moi, je redeviens vivant.
Ils se sont tus.
Dehors, la pluie tombait finement, presque joyeuse.
— Tu sens ? dit-elle.
— Oui.
— C’est pas la fin.
— Non. C’est la transmutation.
Un sourire s’est glissé entre eux.
Elle a soufflé :
— Ce qu’on a vécu ici, c’était la calcination. L’épreuve. Maintenant vient la co-création.
— Et ça donnera quoi ?
— Un “troisième”. Ni toi, ni moi, mais ce qu’on devient ensemble.
Leurs doigts se sont frôlés sur la table.
Une lumière chaude traversait la pièce.
Sur le mur, leurs ombres se mêlaient à celle du poêle, dessinant une forme nouvelle : ni deux, ni une — quelque chose d’entre les deux, qui respirait.
Ils ont ouvert la porte.
Dehors, l’aube s’étendait comme une promesse.
L’Entre-Deux derrière eux continuait de vivre, bruissant de voix, de rires et de sons.
Devant, la route s’ouvrait vers un autre horizon, inconnu, vibrant.
— On va où ? demanda-t-il.
— Là où la graine appelle, répondit-elle.
— Et qu’est-ce qu’on va faire ?
Elle a souri.
— Créer. Sans savoir quoi.
Ils ont avancé, côte à côte, dans la lumière neuve.
Derrière eux, le vieux garage respirait encore, paisible, prêt à fleurir sans eux.
Devant, quelque chose naissait déjà — invisible, mais certain.
Un espace nouveau.
Un monde à deux voix.
Le troisième souffle.
FIN